Quels poissons vivent dans les lacs ?
Par Jean Guillard, Christian Gillet, Emilien Lasne, INRA CARRTEL
(Article tiré de « Lacs alpins naturels en 80 questions »)
Par leur dimension, leur histoire, leur localisation à l’échelle du continent européen ainsi que le contexte local, les grands lacs alpins constituent des habitats remarquables pour les poissons. On y trouve un peuplement de poissons original : des espèces d’eau froide en limite sud de leur aire de répartition, ainsi que des espèces d’eau tempérée. Certaines de ces espèces ont une forte valeur patrimoniale, socio-économique ou écologique.
Combien d’espèces sont présentes et d’où viennent-elles ?
La richesse spécifique [1] des grands lacs alpins est actuellement d’une vingtaine d’espèces, mais la composition en espèces d’un écosystème n’est jamais stable et les lacs n’échappent pas à cette règle.
Un peu d’histoire
Historiquement, la colonisation du milieu lacustre par les poissons s’est faite par les cours d’eau, lors des périodes qui ont suivi les mouvements géologiques et la soudaine mise en relation des lacs avec les cours d’eau (voir question 2-01 : La vie dans les lacs : comment est-elle arrivée ?). Les lacs sont par la suite devenus des habitats isolés des zones aval. La richesse spécifique est donc naturellement plus faible que dans ces zones aval, qui peuvent renfermer plus de 60 espèces.
Des espèces sous influence de l’activité humaine
La composition des peuplements a été modifiée par les activités humaines, certaines espèces étant introduites, volontairement ou accidentellement, d’autres pouvant disparaître sous les diverses pressions anthropiques (humaines). Les populations d’ombles chevalier (photo 1) et de corégones ont ainsi été proches de l’extinction lors des périodes d’eutrophisation [2] et certaines souches (sous espèces) ont même disparu. À l’opposé, des espèces introduites peuvent s’implanter, comme la grémille, la perche soleil, le poisson-chat ou le sandre dans le lac du Bourget, ou plus récemment la blennie dans le Léman. À l’origine, la richesse spécifique était moindre qu’actuellement et, dans le cas des lacs alpins, la richesse n’est pas un bon indicateur de qualité.
Des espèces qui migrent ou pas lors de leur cycle de vie
Les espèces présentes sont pour la plupart liées au milieu lacustre et bouclent leur cycle de vie dans le lac. Certaines peuvent néanmoins effectuer des incursions dans les parties basses des affluents, voire s’y reproduire, comme le chevaine. En revanche, dans les lacs alpins, la truite de lac migre obligatoirement dans les cours d’eau pour se reproduire. Enfin, des migrations en aval des lacs ont probablement lieu.
Des espèces emblématiques des eaux froides profondes
L’omble chevalier et le corégone, deux espèces présentes dans tous les grands lacs alpins
L’omble chevalier et le corégone, deux espèces présentes dans tous les grands lacs alpins Certaines espèces de poissons d’eau froide ont trouvé dans les eaux profondes des refuges thermiques à la fin des glaciations, il y a près de 14000 ans. Le Léman et le lac du Bourget renferment depuis cette période deux espèces, l’omble chevalier et le corégone (photo 2) (appelé féra au Léman et au lac d’Annecy, et lavaret au lac du Bourget et d’Aiguebelette). Le corégone a été introduit dans les lacs d’Annecy et d’Aiguebelette à la fin du XIXe siècle. L’introduction de l’omble chevalier a eu lieu sur cette même période dans le lac d’Annecy
Ces poissons constituent depuis longtemps une ressource recherchée par les populations riveraines. Aujourd’hui, à la limite sud de leur aire de répartition, ils sont des sentinelles du changement climatique. En effet, une hausse des températures, notamment dans les couches profondes des lacs, pourrait menacer les populations en perturbant en particulier la phase de reproduction.
Leurs lieux de reproduction et de croissance
Essentiellement pélagique (pleine eau), le corégone se nourrit notamment de zooplancton et se trouve en pleine eau la majeure partie de l’année, sauf pendant sa période de reproduction. Celle-ci se déroule pendant l’hiver, aux alentours de décembre-janvier lorsque la température de l’eau est d’environ 4 à 6 °C : les poissons se rassemblent alors près des rives où ils frayent dans des zones de sable, graviers ou blocs. Au printemps, lorsque le zooplancton est encore peu abondant, le corégone se nourrit d’organismes macro invertébrés vivant à proximité du fond et occupe les zones de bordure vers 30-50 m de fond.
C’est aussi dans des zones profondes que l’on trouve l’omble chevalier, mais dans des strates plus basses. Sa reproduction, à une période et une température similaires à celle du corégone, s’effectue sur des pentes de graviers ou de blocs dépourvus de sédiments fins, et jusqu’à des profondeurs de 120 m. Contrairement à son habitat de reproduction, son habitat de croissance se situe entre la zone de pleine eau, pour les individus se nourrissant principalement de poissons, jusqu’aux zones de bordures profondes pour les individus se nourrissant préférentiellement des organismes vivant à proximité du fond.
Des espèces fortement perturbées par l’eutrophisation
Pendant la période d’eutrophisation maximum (pour la plupart des lacs dans les années 1970-1980), les forts niveaux de sédimentation colmataient les fonds et entrainaient une baisse importante du niveau d’oxygène dans ces habitats. Les œufs et embryons avaient alors des taux de mortalité très élevés, compromettant la survie des populations qui ont été maintenues grâce au repeuplement. L’amélioration de la qualité des eaux a permis au corégone de retrouver un cycle naturel fonctionnel et des niveaux importants de stock. L’omble chevalier a moins profité de cette amélioration. Des recherches sont actuellement en cours pour essayer de comprendre les mécanismes qui continuent de perturber le renouvellement naturel de cette espèce.
Et la truite lacustre ?
À ces deux espèces emblématiques, il convient d’ajouter la truite lacustre, qui fait partie de la même famille. Son cycle de vie présente la particularité d’alterner deux milieux spécifiques : elle naît en rivière et une fois adulte, y retourne chaque hiver pour se reproduire. Le reste du temps, elle évolue dans le lac, en pleine eau. Son régime alimentaire se compose alors principalement de petits poissons, ce qui lui confère une croissance particulièrement rapide et élevée (elle peut atteindre jusqu’à 1 m de longueur).
Mais aussi des espèces préférant les eaux tempérées
Les peuplements de poissons des lacs alpins sont aussi composés d’autres espèces, moins emblématiques, qu’on retrouve dans les autres plans d’eau des milieux tempérés. Certaines sont recherchées activement pour leur valeur gastronomique, comme la perche.
Où se trouvent ces espèces au printemps et en été ?
Ces populations se trouvent de façon majoritaire dans les couches supérieures plus chaudes, lorsque la thermocline [3] est installée, de la fin du printemps au début de l’automne. Elles sont soit dans la zone de pleine eau, comme la perche (photo 3) et le gardon, soit dans des zones plus littorales, comme la tanche ou le brochet, même si celui-ci peut se retrouver loin des bords afin de chasser.
Où se trouvent ces espèces à l’automne et en hiver ?
Lorsqu’à la fin de l’été les températures décroissent et que la thermocline disparaît, l’activité de ces poissons diminue et leur comportement change : les gardons et les perches restent alors en bancs, en zones plus ou moins profondes ; les tanches et brochets hivernent dans les zones d’herbiers.
Les périodes de leur reproduction
À l’arrivée du printemps et du réchauffement des eaux, les brochets sont les premiers à se reproduire, puis vient le tour des perches, lorsque la température de l’eau approche 10-12 °C, puis des gardons, à partir de 15 °C, l’optimum étant entre 18 et 20 °C. Ces espèces se rapprochent ainsi de la zone littorale entre avril et juin. La tanche reste dans les zones de bordure pour se reproduire lorsque les températures sont plus hautes, entre 20 et 25 °C, de juin à début août. Les autres espèces utilisent aussi principalement les zones littorales, comme l’ablette et le rotengle.
Quel est le rôle des poissons dans les lacs ?
L’ensemble de ces populations participe au fonctionnement écologique des lacs en se nourrissant de zooplancton et de phytoplancton, en régulant éventuellement leur développement et en servant de proies pour des organismes supérieurs, poissons et oiseaux piscivores.
La lotte, qui réside dans les zones profondes, joue probablement un rôle important, mais peu visible, en se nourrissant d’œufs et de juvéniles d’omble et de corégone.
Le maintien des populations de poissons et d’une pêcherie durable passe par des bonnes pratiques de gestion (voir question 4-04 : Comment est gérée la ressource piscicole des lacs ?), accompagnées du suivi de la qualité des eaux et des évolutions des communautés de poissons. Par exemple, le nombre de poissons qui consomment du zooplancton aura une influence directe sur l’abondance de ces organismes, mais comme ces derniers se nourrissent eux-mêmes de phytoplancton, un effet en cascade pourra aussi être observé jusqu’à la base du réseau trophique [4]. Dans cette optique, la poursuite de recherches visant à comprendre l’écologie et l’évolution de ces populations est nécessaire.
Ce qu’il faut retenir
L’omble chevalier, le corégone et la truite lacustre sont des poissons d’eaux froides emblématiques ; sensibles à la qualité des eaux et à la température, ils vivent dans les eaux profondes des grands lacs alpins. Un cortège d’espèces les accompagne, principalement dans les eaux superficielles plus chaudes et avec une activité réduite pendant l’hiver. L’ensemble de ces populations participe au fonctionnement écologique des écosystèmes lacustres et sont sensibles aux pressions anthropiques (pêche, pollutions, aménagements des berges et des affluents).
[1] Richesse spécifique : Nombre d’espèces présentes dans un milieu donné.
[2] Eutrophisation : Enrichissement excessif du milieu aquatique en nutriments, qui se traduit par l’envahissement d’une production végétale surabondante.
[3] Thermocline : Couche de transition thermique rapide entre les eaux de surface (chaudes) et les eaux profondes (froides)
[4] Réseau trophique : Ensemble des relations alimentaires entre espèces au sein d’une communauté.