Les lacs sont-ils menacés par le changement climatique ?
Article tiré de « Le tour des grands lacs en 80 questions »
Par Thomas Pelte, Agence de l’Eau RMC, Christophe Chaix, Observatoire savoyard du Changement Climatique, MDP73, Orlane Anneville et Stéphan Jacquet, INRA CARRTEL
Toute évolution des paramètres climatiques sur le long terme (température de l’air, pluviométrie, insolation, humidité) perturbe le fonctionnement des systèmes naturels. Or il est maintenant indéniable que le climat change. Les membres du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) sont unanimes : l’atmosphère se réchauffe sous l’effet des émissions anthropiques de gaz à effet de serre. Ce qui diffère des évolutions naturelles passées, c’est sa rapidité et son ampleur.
Depuis le début du xxe siècle, les températures moyennes sur les Alpes ont augmenté de 1,5 à 2 °C. Ce réchauffement, en forte progression depuis les années 1980, devrait continuer et s’accélérer après 2050.
Les futurs possibles décrits par les climatologues
Les informations apportées par la science sur le changement climatique futur sont issues de modélisations climatiques, paramétrées avec des niveaux de gaz à effet de serre sur des horizons temporels différents (2030, 2070). Ces projections renseignent sur l’évolution probable de certains paramètres climatiques comme la température moyenne de l’air, les précipitations, l’évaporation, le rayonnement. Ces projections globales sont régionalisées puis traduites en impact au niveau régional, sur l’environnement, les écosystèmes, et les activités humaines. Il ne s’agit donc pas de prévisions, mais plutôt de futurs possibles avec de multiples incertitudes qu’il faut naturellement prendre en compte.
Dans les Alpes, les modèles s’accordent sur une hausse des températures de l’air de 4 °C pour la fin du siècle. Les précipitations estivales baisseraient, les sols s’assècheraient, les débits des cours d’eau diminueraient de 20 à 50% d’ici 2050 en période de basses eaux. La durée d’enneigement devrait également baisser fortement sous 2000 m, de -15 à -30% d’ici 2030, jusqu’à -60 à -80% vers la fn du siècle. Le pic de fonte de neige devrait reculer d’un à deux mois dans l’année, avec des conséquences fortes sur l’hydrologie des rivières et des lacs.
Les lacs se réchaufferaient aussi. Pour les lacs profonds, les températures des eaux proches de la surface augmenteraient plus qu’en profondeur, intensifiant le gradient de température dans la zone intermédiaire dite métalimnion [1] (voir question 1-04 : Quand les lacs se retournent-ils dans leur cuvette ?). La stratification thermique [2] se mettrait en place plus tôt et se maintiendrait plus tard dans l’année. Enfin, l’augmentation des températures du fond laisse penser que les brassages complets seraient moins fréquents, avec des conséquences écologiques importantes. Ils pourraient néanmoins avoir lieu à des températures plus élevées en raison d’hivers plus cléments.
Les données historiques confirment le phénomène
Malgré les incertitudes qui accompagnent ces projections scientifiques, la menace pour les lacs alpins est réelle, d’autant que les effets du changement climatique commencent à se manifester dès à présent. Les tendances observées depuis 30 ou 50 ans confortent les résultats annoncés par les modèles climatiques. Au cours des dernières décennies, la température de l’eau de surface des lacs a augmenté parallè- lement aux températures de l’air. La période de stratification thermique s’est également étendue : en 30 ans, elle s’est avancée d’environ un mois sur l’année hydrologique du Léman et disparaît plus tard dans l’année. L’évolution annoncée des températures de l’air pour les décennies à venir devrait intensifier ces phénomènes. C’est en tout cas ce que les modèles mathématiques laissent présager. Pour donner un ordre d’idée, si l’effet de serre continue d’augmenter à ce rythme, il est possible que l’augmentation annuelle des températures du fond du Léman jusqu’à 20 m de profondeur prenne 2 °C et près de 3 °C en surface. La période de stratification serait alors plus longue d’environ 3 semaines et les brassages complets seraient moins fréquents. Les changements d’hydrologie sont également une menace réelle. Ainsi, pour le lac du Bourget, le temps de renouvellement des eaux par les rivières est passé de 7 à 10-11 ans en 30 ans (période 1980-2011), notamment du fait de la baisse des débits de la Leysse et du Sierroz.
Un écosystème vulnérable
La vie aquatique et la qualité écologique des lacs sont fortement contrôlées par la température de l’eau, la stratification thermique et les brassages hivernaux. Le mélange des eaux est très important car il entraîne la réoxygénation des couches profondes à partir de la surface et la remise à disposition des nutriments qui avaient été minéralisés dans les couches inférieures. Dans des conditions où il y a suffisamment d’oxygène en profondeur, le phosphore reste au fond du lac et peut être piégé dans les sédiments. Ce phosphore peut à l’inverse être resolubilisé à partir des couches profondes si l’oxygénation y est insuffisante. Si l’évolution de l’hydrodynamique des lacs se confirme et que le réchauffement climatique réduit la fréquence et l’importance des brassages complets :
- les couches de surface pourraient ne plus être enrichies en nutriments à la fn de l’hiver, limitant le développement du phytoplancton au printemps ;
- les couches profondes, enrichies en nutriments par la minéralisation, voire le relargage des sédiments, renfermeront un stock en attente pouvant être remis à disposition de façon occasionnelle et contribuant ainsi à une fertilisation accrue du lac.
Les changements de dynamique et/ou d’intensité de ces paramètres modifieraient alors l’abondance et la composition des communautés, algales ou piscicoles : certaines espèces seraient favorisées au détriment d’autres moins compétitives. S’il se poursuit, le réchauffement pourrait agir également de façon directe sur la reproduction et la survie embryonnaire des poissons inféodés aux eaux froides, tels que l’omble chevalier et le corégone. Chez l’omble chevalier, le refroidissement de la température de l’eau contrôle le déclenchement de la fraie. Les températures de l’eau doivent descendre en dessous de 7 °C pour que se produisent l’ovulation et la spermiation. De fait, si les lacs ne se refroidissent plus suffisamment en hiver, la reproduction naturelle de l’omble chevalier et du corégone serait impossible. En revanche, d’autres espèces comme le gardon pourraient être favorisées par le réchauffement climatique. À long terme, dans quelques décennies, l’évolution du peuplement piscicole pourrait donc redevenir comparable à celle observée il y a 25 ans, en phase d’eutrophisation dans le Léman et le lac du Bourget.
Ce qu’il faut retenir
Le changement climatique est inéluctable, d’après les climatologues, mais la nature et l’ampleur de ses incidences restent incertaines. Néanmoins, les tendances évolutives déjà observées sur plusieurs décennies de surveillance confortent les preuves d’un réchauffement de l’eau et de modifications importantes de l’hydrodynamique des grands lacs alpins. Ce sont essentiellement les impacts attendus sur la stratification thermique et le brassage hivernal qui induiront une vulnérabilité marquée des écosystèmes lacustres et des changements écologiques.
[1] Métalimnion : Couche intermédiaire des eaux d’un lac.
[2] Stratification : thermique Répartition verticale de la température dans l’eau.